Cet été, quelque part sur la terrasse d’une soirée où il faisait très très chaud, un copain m’avouait qu’il avait perdu quelqu’un qu’il lui était très cher, qu’il était super triste mais qu’il n’avait surtout pas envie de faire son deuil. Il ne voulait surtout pas oublier la personne. Ca lui paraissait inimaginable.
J’ai dû lui dire qu’en fait, on n’arrête jamais vraiment d’être triste.
Il y a pile poil deux ans, je passais la porte de ma psy en lui disant que j’avais perdu mon père fin janvier ; que ça n’allait pas du tout et qu’il fallait que je remonte la pente. J’en avais ma claque d’être triste, d’être en colère contre le monde entier, je voulais juste me réveiller six mois plus tard une fois que ça serait passé. Depuis, j’ai « fait mon deuil » comme on dit, c’est-à-dire que j’ai appris à fonctionner avec, j’ai retrouvé de la joie dans le quotidien, j’ai avancé, j’ai continué à vivre avec la perte et je me paye même le luxe incroyable d’être heureuse malgré cette perte.
Pourtant, je n’ai pas arrêté d’être triste : quand j’y pense je suis toujours un peu triste.
Je trouve désormais ma maison d’enfance sordide, je l’ai entendu toute mon enfance claquer la porte du garage, faire bouger une dalle en béton sur la terrasse en marchant dessus, faire grincer les escaliers en montant à l’étage. J’ai hérité de son pas lourd mais plus personne ne fait ces bruits-là dans cette maison, plus personne ne fait bouger la dalle de béton comme lui. Je me demande ce que je fous là. A Noël, les arbres sont nus comme quand il est mort en janvier, il y a une chaise vide et ça me désole. Je me suis engueulée avec ma mère car je trouvais que même le chat avait l’air triste, elle ne sait pas s’en occuper comme lui s’en occupait. Ce n’est plus le refuge où j’aimais rentrer avant pour « me mettre au vert », comme je disais.
Je n’ai toujours pas supprimé son numéro de téléphone, et je n’ai même pas réussi à supprimer son profil Netflix de mon compte. Je n’y suis jamais allée, je suis pas allée voir ce qu’il regardait car je n’ai pas envie de penser à ces conversations qui n’auront jamais lieu.
Parfois, ça me frappe, il n’existe plus physiquement dans ce monde et je me dis « putain c’est vrai, il est mort ! » et je suis toujours aussi surprise qu’un truc pareil ait pu arriver.
C’est juste que maintenant, cette tristesse, je vis avec, un peu comme on vit avec une allergie.
Pendant cette thérapie du deuil, j’ai appris que le cerveau fêtait les anniversaires. A la date anniversaire du décès, il se passe quelque chose dans notre tête, on peut ne pas être bien, vomir, être malade, ou être triste sans raison. J’ai passé une bonne partie du mois de janvier de cette année avec une anxiété monstrueuse, je me trainais une boule au ventre inexpliquée, j’ai essayé de ne pas chercher plus loin, elle avait juste décidé de m’accompagner. J’avais prévenu Monsieur Mobilité Douce que j’allais être « un peu pénible » autour du 26 janvier mais que c’était normal. Ma psy m’avait expliqué que ça arrivait : les émotions ressortaient au même moment de l’année.
Je comprends bien cette envie de vouloir rester triste pour ne pas oublier, car la mort de mon père me pose chaque jour la question de ce qu’il m’a laissé.
Depuis toute petite avec mon père, on fêtait la St-Nicolas, en hommage à ses origines suisses-allemandes. Chaque année, il remplissait mes chaussures de chocolats pour le 6 décembre, et j’allais les chercher le matin devant la cheminée pour les boulotter devant la télé les jours suivants. Quand je suis arrivée à Paris, il m’envoyait un colis qui arrivait toujours un peu avant car il était organisé et qu’il n’oubliait jamais rien de sa to-do list. Les années où il n’avait pas le temps, il déléguait à Grand Ex, qui se chargeait de dévaliser le Carrefour Market. Mon père lui envoyait ensuite un chèque par la Poste, toujours ce foutu sens de l’organisation. L’année de mes 34 ans, il m’avait dit « tu es peut-être un peu grande désormais pour que je t’envoie des chocolats par la Poste », comme s’il savait que l’année suivante serait trop malade pour me les envoyer. Alors, cette année, pour le 6 décembre, je suis moi-même allée dévaliser le supermarché en chocolats et je les ai boulottés les jours suivants .
Mon père a toujours eu un rapport particulier avec la mort. Il ne la redoutait pas, il savait qu’elle arriverait un jour et il adorait plaisanter avec. Dans toutes ses farces, il n’y a rien qu’il adorait autant que de s’allonger sur le canapé et attendre qu’on rentre en faisant le mort, bras croisés sur la poitrine. Ça faisait hurler ma mère, et il avait failli provoquer un arrêt cardiaque à mon parrain, un italien très superstitieux et vaguement théâtral. Ah, ça, il savait rire.
Quand il est entré en soins palliatifs, il a tenu à convoquer chacun de ses enfants pour leur dire un mot en particulier. Je suis rentrée dans la chambre, et il avait adopté cette foutue position de bras croisés sur la poitrine. Même à l’article de la mort, il n’oubliait pas ses plaisanteries préférées, même si, franchement, ça devenait vraiment de mauvais goût. Moi, il m’a demandé juste une chose, il voulait que je construise. Il ne m’a pas précisé quoi, ni comment, ni avec qui, il m’a juste dit « construire ». A l’époque j’avais considéré rapidement l’état chaotique dans lequel était ma vie et je me suis dit que j’avais du pain sur la planche.
A vrai dire, il m’emmerdait un peu avec ses dernières volontés. Puis, bon an, mal an, j’ai avancé et j’arrive au moment charnière où je suis en mesure de construire, celui où j’ai envie d’un refuge, d’un foutu endroit où rentrer. Je ne suis pas complètement sûre que cela prenne les contours que mon père aurait imaginé, mais on va dire que je l’ai écouté, les choses suivent leur cours.
On en reparlera.